La conquête de la Toison d’or
Lorsque Jason naquit, son père Aeson était roi d’un petit État du Péloponnèse. Quelques mois après la naissance de Jason, Aeson fut dépouillé de son trône et exilé par son propre frère, nommé Pélias. Craignant pour la vie de son fils, la mère de Jason s’enfuit avec lui et se cacha dans un pays voisin. Pendant seize ans, personne ne contesta le pouvoir de Pélias. Celui-ci vivait pourtant dans une perpétuelle inquiétude, depuis qu’un oracle lui avait recommandé de se méfier d’un homme qui viendrait le voir, chaussé d’une seule sandale. C’est la raison pour laquelle, lorsque Pélias recevait un visiteur, au lieu de le regarder dans les yeux, comme l’exigeait la courtoisie, il le regardait aux pieds.
Lorsque Jason eut seize ans, sa mère lui apprit qu’il était l’héritier légitime d’un trône et lui conseilla d’aller le réclamer à l’usurpateur. Jason partit à pied pour la capitale de Pélias et, en chemin, l’une de ses sandales se rompit. Il la laissa au bord de la route et termina son voyage en boitillant.
À peine était-il arrivé au palais de Pélias que celui-ci, remarquant un étranger chaussé d’une seule sandale, le faisait arrêter par ses gardes et comparaître devant lui.
— Qui es-tu et que cherches-tu ici ? lui demanda-t-il.
— Je suis ton neveu Jason et je suis venu te réclamer le trône que tu as usurpé à mon père.
Pélias aurait pu mettre Jason en prison, ou même le faire exécuter. Mais il crut pouvoir se débarrasser de lui d’une manière plus habile et plus élégante.
— À mon âge, dit-il à Jason, je suis tout disposé à abandonner le pouvoir et à te le confier. Mais il faut d’abord que tu me prouves que tu en es digne. Pour cela, il te suffira d’aller conquérir la Toison d’or.
La Toison d’or était la fourrure d’un bélier fabuleux, qui avait quitté jadis le royaume de Jason pour aller mourir dans un pays lointain, situé sur les bords de la mer Noire. Le roi de ce pays détenait cette précieuse relique et, malgré des demandes pressantes d’Aeson, puis de Pélias, avait toujours refusé de la rendre. En imposant à Jason un voyage aussi long et une mission aussi hasardeuse, Pélias était bien convaincu de ne jamais le revoir. Avec l’inconscience de la jeunesse, Jason accepta le marché.
Pour accomplir ce voyage, il avait besoin d’un navire et d’un équipage. Il fit construire le navire par un architecte renommé et entreprit de recruter l’équipage en faisant apposer, dans les principales villes de Grèce, une affichette annonçant le prochain départ de l’expédition. Alléchés par la perspective de participer à un exploit historique, certains des plus grands héros de l’époque se portèrent volontaires.
Hercule fut le premier à se présenter, suivi de peu par Thésée et Pirithoüs, puis par Castor et Pollux, les frères jumeaux d’Hélène ; Orphée, qui était à l’époque le plus fameux musicien de la Grèce, demanda aussi à participer au voyage.
Parvenu à ce point de son récit, Nestor se tourna vers Achille :
— Ton père Pelée, qui n’était pas encore marié, fut lui aussi de l’expédition.
Puis il se tourna vers Ajax :
— Ton père Télamon en était lui aussi, ainsi que moi-même, ajouta-t-il modestement.
Le navire fut appelé Argo, du nom de son constructeur, et les membres de l’équipage se baptisèrent eux-mêmes les Argonautes.
Au cours du voyage jusqu’aux rives de la mer Noire, qui dura plusieurs mois et fut fertile en incidents, l’équipage perdit trois de ses principaux membres.
Hercule, qui avait été le premier à s’enrôler, fut le premier à faire défection : son écuyer s’étant égaré au cours d’une partie de chasse dans une île où ils faisaient escale, Hercule partit comme un fou à sa recherche et ne réapparut plus. Après l’avoir attendu quelques jours, les Argonautes durent appareiller sans lui.
À l’escale suivante, ce furent Castor et Pollux qui disparurent, et pour un motif plus grave.
Vous vous souvenez sans doute que, bien qu’ils fussent les fils jumeaux de Léda, ils n’avaient pas le même père : Castor était fils de Tyndare, l’époux légitime de Léda, et Pollux avait été conçu par Jupiter, déguisé en cygne. Il en résultait que Castor était mortel et Pollux immortel. Cela ne les empêchait pas d’éprouver l’un pour l’autre une affection fraternelle exemplaire.
Au cours d’un combat mené par les Argonautes contre une peuplade sauvage, Castor fut tué. Désespéré de la perte de son frère, Pollux abandonna l’expédition pour aller voir son père, Jupiter, et lui demander de rendre la vie à Castor. Jupiter ne put accéder à cette requête. Pollux proposa alors et obtint de partager sa propre immortalité avec son frère : à tour de rôle, chacun passerait six mois aux enfers et six mois sur l’Olympe ; mais ils ne seraient plus jamais ensemble.
Ce n’est que beaucoup plus tard qu’ils furent enfin réunis au ciel, dans une même constellation, celle des Gémeaux.
Orphée, le musicien, joua un rôle important au cours du voyage : lorsque les Argonautes étaient las de ramer, ses chants bien rythmés leur redonnaient du courage et des forces ; lorsqu’une dispute s’élevait entre eux et qu’ils menaçaient d’en venir aux mains, les accents apaisants de sa lyre ramenaient l’harmonie ; surtout, ce furent les talents musicaux d’Orphée qui sauvèrent les Argonautes du péril mortel des Sirènes.
Les Sirènes étaient trois divinités marines, au corps de requin et au buste de femme, dont l’alimentation se composait exclusivement de chair humaine. Leur voix était si envoûtante et leurs chants si mélodieux qu’en les entendant chanter les marins devenaient fous et se jetaient à la mer ; ils étaient aussitôt dévorés par les Sirènes et leurs os blanchissaient sur une plage. Avec les Argonautes, cependant, les choses se passèrent d’une manière fort différente. Dès que se firent entendre dans le lointain les premiers accents du chant des Sirènes, Orphée, prenant sa lyre, se mit lui aussi à chanter. Et, pour une fois, ce furent les Sirènes qui eurent le dessous. Charmées par le chant d’Orphée, elles se mirent à tourner autour du navire, comme de vulgaires dauphins, en effectuant des sauts gracieux au rythme de la musique et en attrapant au vol les poissons que leur jetaient les Argonautes. Après quelques heures de ce spectacle, Orphée cessa de jouer et les Sirènes, piteusement, reprirent le chemin de leur île.
Après avoir surmonté bien d’autres épreuves, les Argonautes arrivèrent enfin en Colchide, où régnait Aétès. Celui-ci reçut courtoisement Jason et lui demanda quel était l’objet de sa visite.
— Je suis venu chercher la Toison d’or, lui répondit Jason.
Aétès n’avait pas la moindre intention de s’en dessaisir, mais il souhaitait éviter si possible une épreuve de force.
— Je suis prêt, dit-il à Jason, à te donner la Toison d’or, mais à condition que tu accomplisses préalablement un exploit difficile : tu devras atteler à une charrue deux taureaux sauvages aux sabots de bronze et au souffle de feu, tracer un sillon, y semer les dents d’un dragon et te débarrasser des Géants qui naîtront instantanément de cette semence, magique.
Jason, qui n’avait pas l’âme d’un héros, était profondément découragé lorsqu’il retourna à bord de l’Argo, où l’attendaient ses compagnons. Ce fut Thésée, cette fois, qui vint à son aide. Il s’était trouvé lui-même dans une situation analogue lorsqu’il avait dû affronter, en Crète, le Minotaure. Il put ainsi faire profiter Jason de sa propre expérience :
— La seule façon de t’en tirer, lui dit-il, est de séduire la fille du roi Aétès et de te faire aider par elle.
Aétès avait en effet une fille jeune et belle, nommée Médée, qui possédait des pouvoirs magiques. Au cours du dîner qu’offrit Aétès en l’honneur des Argonautes, Jason, placé à côté de Médée, suivit les conseils de Thésée : il déploya tous ses charmes et fit la conquête de la jeune fille. À la fin du repas, prenant congé d’elle, il lui dit tristement :
— Je ne te reverrai plus, car je périrai certainement dans les épreuves que je dois affronter demain.
Quelques heures plus tard, avant que le jour ne se levât, Médée quittait furtivement son palais et allait rejoindre Jason à bord de son navire :
— Par amour pour toi, lui dit-elle, j’ai décidé de trahir mon père. Je t’apporte un onguent et une pierre magique. Si tu t’enduis le corps de l’onguent, les taureaux ne te feront aucun mal et se soumettront docilement à tes ordres ; tu jetteras ensuite la pierre au milieu des Géants qui sortiront du sol ; ils tourneront alors leurs armes les uns contre les autres et s’extermineront mutuellement. En échange de ce service, promets-moi seulement de m’emmener avec toi et de m’épouser.
Jason promit tout ce quelle voulut, bien décidé, au fond de lui-même, à se débarrasser d’elle aussi vite que Thésée s’était débarrassé d’Ariane.
Le lendemain, Jason suivit à la lettre les instructions de Médée, et tout se passa comme elle l’avait prédit, sous cette seule réserve qu’Aétès, vexé de la victoire surprenante de Jason, revint sur sa promesse et refusa de livrer la Toison d’or.
Une seconde fois, Médée vint au secours de Jason. Au cours de la nuit suivante, accompagnée de son jeune frère, elle se rendit dans le bois où la Toison d’or était suspendue à un hêtre, sous la garde d’un redoutable dragon ; pendant qu’à l’aide d’une formule magique elle charmait le dragon, son frère décrochait la Toison.
Ensemble, ils la rapportèrent à Jason et s’embarquèrent à bord de l’Argo qui appareilla aussitôt. Lorsque, quelques heures plus tard, Aétès constata simultanément la disparition de la Toison d’or, de sa fille et de son fils, il n’eut pas de peine à comprendre ce qui s’était passé. À la tête d’une troupe nombreuse, il embarqua à bord d’un voilier rapide et se lança à la poursuite des fugitifs.
Se voyant sur le point d’être rattrapée par son père, Médée, dont l’amour pour Jason touchait à la démence, commet alors la première d’une longue série d’atrocités qui devaient la rendre tristement célèbre. Elle coupe son jeune frère en petits morceaux, qu’elle jette par-dessus bord. Pour recueillir et rassembler les restes de son fils, Aétès est contraint à de délicates manœuvres nautiques, qui lui font perdre un temps précieux. Lorsque enfin il retrouve la dernière pièce du macabre puzzle, l’Argo a disparu à l’horizon.
Grâce aux pouvoirs magiques de Médée, le retour de l’Argo fut plus rapide et plus facile que ne l’avait été l’aller. Arrivés à destination, c’est-à-dire au royaume de Pélias, les Argonautes se séparèrent, non sans s’être promis solennellement de se réunir une fois par an pour évoquer leurs souvenirs communs — ce qu’ils ne devaient naturellement jamais faire. Jason, pour sa part, se rendit chez son oncle Pélias, lui remit la Toison d’or et réclama le trône.
Comme on pouvait s’y attendre, Pélias se fit tirer l’oreille et chercha à gagner du temps. Médée, prête à tout pour défendre les intérêts de Jason, prend alors l’affaire en main.
Elle va trouver un soir les deux filles de Pélias et leur dit :
— Votre père est vieux et malade ; vous ne tarderez pas à le perdre. Je puis cependant, si vous le souhaitez, lui rendre jeunesse et vigueur par une opération magique. Je vais vous en faire, à l’instant même, la démonstration.
Médée remplit d’eau un grand chaudron, y verse du sel et diverses plantes et porte le tout à ébullition ; elle égorge un très vieux bélier, qui pouvait à peine se tenir debout, et en jette les morceaux dans le chaudron bouillonnant ; elle récite alors une formule magique et, à leur stupéfaction, les filles de Pélias voient sortir du chaudron un jeune agneau qui part en gambadant.
— Je peux faire la même chose pour votre père, commente Médée, à condition que, profitant de son sommeil, vous l’égorgiez et le découpiez comme je l’ai fait pour le bélier.
Crédules, les jeunes filles exécutent aussitôt les instructions de Médée et lui apportent les morceaux de Pélias. Médée les jette dans le chaudron… et prétend alors avoir complètement oublié la formule magique qui lui a servi pour le bélier.
— Mais peu importe, ajoute-t-elle cyniquement, vous allez pouvoir vous régaler d’un excellent pot-au-feu.
Grâce exclusivement à l’aide de Médée, Jason, qui n’était lui-même qu’un bellâtre falot et égoïste, avait donc reconquis son trône et acquis une réputation de héros. Bien qu’il fût loin d’éprouver pour Médée des sentiments aussi ardents que ceux qu’elle avait pour lui, il ne lui manifesta pas instantanément son ingratitude. Il accepta même de l’épouser et elle lui donna deux enfants. Mais quelques années après, au cours d’un voyage qu’il fit à Corinthe, il séduisit la fille du roi et, jugeant qu’elle serait pour lui un excellent parti, annonça à Médée, dès son retour, qu’il la répudiait. Il était prêt, disait-il, à lui servir une pension alimentaire honorable.
— Tu me prends pour Ariane, lui dit-elle simplement, mais je ne suis pas faite du même bois qu’elle.
Elle commença par faire cadeau à la nouvelle fiancée de Jason d’une robe empoisonnée, dans laquelle la jeune fille périt comme Hercule. Puis elle mit à mort les deux enfants qu’elle avait eus de Jason. Elle quitta alors Jason, le laissant à son chagrin, et poursuivit pendant plusieurs années, dans divers États de la Grèce, une brillante carrière de magicienne et d’empoisonneuse.
Lorsque Nestor eut terminé ce récit, ses auditeurs voulurent savoir quel avait été le destin ultérieur des principaux membres de l’équipe des Argonautes.
— Certains d’entre eux n ont-ils pas participé à la chasse au sanglier de Calydon, du temps de mon grand-père ? demanda Diomède.
— Sans doute, répondit Nestor un peu sèchement, mais cette histoire ne présente aucun intérêt.
En fait, l’histoire du sanglier de Calydon n’était pas plus ennuyeuse que beaucoup de celles qu’avait racontées Nestor, mais il se trouve que lui-même y avait joué un rôle peu reluisant : effrayé par le sanglier monstrueux, il s’était servi de sa lance comme d’une perche pour se propulser sur une branche d’arbre à quatre mètres de haut, d’où il avait observé passivement les péripéties sanglantes de la chasse. Il accepta en revanche bien volontiers de raconter à ses auditeurs les aventures d’Hercule et de Thésée, que mes lecteurs connaissent déjà, ainsi que celles d’Orphée, qu’ils ne connaissent pas encore.